Colloque Massinissa, au cœur de la consécration du premier État numide

Colloque Massinissa, au cœur de la consécration du premier État numide
Constantine (Algérie) 20-22 septembre 2014
Attilio Mastino- Raimondo Zucca

Massinissa et la question des emporia

Résumé

Dans Histoires XXXI, Polybe raconte comment Massinissa, fort de la position du sénat romain à l’égard de Carthage, a pu étendre son royaume à l’est, vers 193 av. J.-C., en annexant les emporia situés dans le golfe des Syrtes.

L’acquisition des emporia par Massinissa a représenté une phase décisive dans l’organisation de la basileia numide en voie de constitution sur le modèle grec, grâce à l’acquisition des villes côtières de la petite et de la grande Syrte qui formaient des lieux d’échange pour les riches arrière-pays urbains. Nous analyserons ici la formation des emporia africains depuis le témoignage d’Hérodote et Thucydide, et jusqu’à celui des sources grecques et latines d’époque républicaine qui situent l’expansion numide vers l’est sous Massinissa.

1. Dans le livre XXXVI des Histoires, Polybe présente un elogium du roi numide Massinissa, au moment de sa mort, en 148 av. J.-C., alors que le destin fatal de Carthage s’accomplissait avec la Troisième guerre punique:

Bellum punicum tertium

[Polybe affirme] que Massinissa, roi des Numides en Lybie, était le meilleur et le plus heureux des rois de notre temps, et il régna plus de soixante ans, en vivant longtemps et en parfaite santé (en effet il vécut jusqu’à quatre-vingt-dix ans). C’était, du point de vue physique, l’homme le plus vaillant de son temps : s’il fallait rester debout il pouvait le faire, bien solide sur ses jambes, pendant une journée entière, tandis que s’il fallait rester assis il ne se levait pas et il ne ressentait aucune fatigue s’il devait chevaucher nuit et jour. […] Grâce à l’affection réciproque qui le liait à ses enfants, son règne ne subit aucun complot et aucune intrigue familiale. Mais la plus éclatante et la plus divine de ses œuvres fut la suivante : la Numidie était stérile et on la croyait incapable, par nature, de produire des fruits cultivés, il fut le premier et le seul à prouver que cette terre pouvait au contraire porter toutes espèces de fruits, en constituant pour chacun de ses fils des domaines de dix mille plèthres, à une certaine distance l’un de l’autre, qui se révélèrent extrêmement fertiles. Au moment de la mort de Massinissa on pourra donc lui rendre, à juste titre, un hommage mérité. Scipion arriva à Cirta le troisième jour après la mort du roi et régla parfaitement toute chose.

Dans l’elogium, au-delà des thèmes topiques, l’historien de Mégalopolis souligne le rôle de Massinissa dans la mise en culture ‘révolutionnaire’ de son royaume qu’il développa selon les formes “modernes” définies par les traités carthaginois de re rustica, tellement célèbres qu’ils furent traduits en latin par décision du sénat romain (traité de Magon).

Certes, il ne s’agissait pas d’une introduction tardive de l’agriculture dans une région caractérisée par le nomadisme des éleveurs, amplifié par la parétymologie grecque de Numides / Nomades (les bergers errants);  mais il convient de parler plutôt d’une prise de conscience de la part du grand souverain numide du rôle d’une agriculture spécialisée, visant la sédentarisation des tribus, la croissance démographique et la mise en place de formes intérieures et extérieures d’échange, au sein d’une basileia hellénistique qui s’étend de l’Atlantique, depuis les Maurusioi, jusqu’au royaume de Cyrène.

Dans ce contexte, la constitution urbaine, que le monde numide connaissait déjà, prit une importance fondamentale et se développa, au moins à partir du IIIe siècle av. J.-C., grâce à l’influence des Carthaginois.

Le rôle de Massinissa dans la formation d’une culture urbaine chez les Numides se concrétisa dans les formes de monumentalisation mises en œuvre dans les principaux centres de la Numidie et par la diffusion des codes écrits et oraux, in primis du code écrit libyen  et du code oral numide, non seulement puniques mais aussi, exceptionnellement, grecs et latins.

2. Massinissa, fils de Gaïa, rois des Massyles, avait eu une éducation politique, militaire et culturelle en contact avec le monde punico-hellénistique de la seconde moitié du IIIe siècle av. J.-C. Au cours de la guerre d’Hannibal en Ibérie, Massinissa avait combattu contre les Carthaginois, tout en nouant probablement, dans la deuxième phase du conflit, des rapports avec les Romains.

En Afrique, les Massyles avaient été les alliés fidèles de Carthage lors du conflit entre le souverain des Massaesyles, Syphax, et les Carthaginois, conflit qui retint les Puniques sur le champ de bataille africain alors qu’ils auraient dû concentrer toutes leurs forces sur le théâtre ibérique.

Dans cette guerre numido-carthaginoise, Syphax avait obtenu l’aide des Romains en la personne d’un Statorius chargé d’organiser les milices de Syphax selon le modèle romain. La paix entre Syphax et Carthage fut stipulée vers 212 av. J.-C. avant que Hasdrubal ne se rende en Ibérie.

A la suite de la perte de l’Espagne par les Carthaginois (bataille d’Ilipa), Syphax put donc non seulement maintenir la paix avec la Puniques (en abandonnant l’Espagne, Hasdrubal put même aborder dans le royaume de Syphax) mais aussi préserver son rapport avec les Romains auprès desquels il avait envoyé des ambassadeurs pour confirmer son amitié.

Ce n’est pas un hasard si Scipion et Hasdrubal furent reçus à la cour de Syphax après l’affrontement ibérique d’Ilipa sans toutefois atteindre une alliance avec les Romains mais établissant ainsi un lien entre les Carthaginois et les Numides Masaesyles.

Après la guerre, la politique entre les Massaesyles et les Massyles eut un résultat violent avec le meurtre du père de Massinissa, Gaïa. Après Oezalcès, ce fut son neveu Capussa qui monta sur le trône. Ce dernier mourut peu de temps après au cours d’une bataille contre le numide Mazétule qui assuma le rôle de tuteur du frère cadet de Capussa, Lacumazès.

Le résultat confus des luttes dynastiques dans le royaume des Massyles poussa Massinissa, qui avait alors trente ans, à vouloir reconquérir le royaume de son père. Ayant abandonné l’Espagne en 206 et débarqué en Maurétanie, Massinissa obtint que le roi Baga lui donne une escorte de Maures qui le conduisit jusqu’aux frontières du royaume massyle.

Au nom de Gaïa, il réussit à réunir les milices fidèles à son père et entreprit une bataille contre Lacumazès et son tuteur Matézule, soutenus en vain par des troupes massyles.

A ce moment-là, Carthage et Syphax s’allièrent pour abattre le fils ambitieux de Gaïa.

La perte du royaume que Massinissa venait de reconquérir, perte causée par Syphax, et la situation de conflit qui suivit, jusqu’à l’affirmation de Massinissa-même sur le royaume des Massyles et l’unification de ce dernier avec le royaume des Massaesyles, grâce à son alliance avec les Romains, est racontée dans le livre XXIX de Tite-Live  et dans une reconstruction romanesque d’Appien.

Gaetano De Sanctis a avancé l’hypothèse que le texte de Tite-Live, ou plus précisément ses sources, réunissait deux versions du même événement : la guérilla menée par Massinissa contre Carthage et contre les Massaesyles et des siens contre Bucar, officier de Syphax, et ensuite contre le fils du roi, Vermina.

En réalité, le récit des événements révèle un passage logique entre le résultat non décisif de l’entreprise de Bucar, qui annonça en effet trop vite la fausse nouvelle de la mort de Massinissa, et la rescousse victorieuse de Vermina.

Tite-Live narre donc qu’après avoir déclaré la guerre à Massinissa, Syphax le mit en déroute au premier affrontement. Il mit en fuite les Massyles, qui se soumirent au roi des Masseasyles, et obligea Massinissa à se réfugier avec quelques soldats sur le mont que les indigènes appelaient Bellus (in montem- Bellum incolae vocant).

Les groupes fidèles à Massinissa rendirent peu sûr le territoire tout entier, d’abord par des incursions nocturnes et furtives et ensuite par des actes de pillage menés surtout dans les campagnes carthaginoises car le butin y était plus abondant que celui qu’ils pouvaient prendre aux Numides et parce que le pillage y présentait moins de dangers : désormais, ils ridiculisaient à tel point leurs ennemis qu’ils apportaient leur butin sur le littoral et qu’ils le vendaient aux marchands qui abordaient là dans ce but. Les Carthaginois étaient tués ou fait prisonniers comme dans des batailles régulières.

Carthage imposa à Syphax de trouver une solution à la guérilla de Massinissa, mais retenant que poursuivre un prédateur (c’est ainsi qu’il considérait Massinissa) était indigne de son rang, le souverain en chargea son officier Bucar, avec quatre mille fantassins et deux mille cavaliers.

Bucar réussit rapidement à vaincre le groupe de fidèles de Massinissa ; il fit un riche butin en bétail et il massacra de nombreux Massyles.

Massinissa et une cinquantaine de cavaliers échappèrent à leurs poursuivants dans la montagne, à travers les anfractuosités que lui seul connaissait; mais Bucar resta sur ses traces et l’ayant rejoint dans la plaine qui s’étend près de la ville de Clupea, il massacra tous ses hommes, sauf quatre d’entre eux ; dans la confusion, Massinissa, qui était blessé, lui échappa pour ainsi dire des mains.

Dans leur fuite, Massinissa et les quatre cavaliers atteignirent un amnis ingens, un grand fleuve, qui engloutit deux des quatre compagnons de Massinissa. Les Massyles purent enfin se réfugier dans une caverne où Massinissa put guérir en se soignant avec des plantes.

Après sa guérison il rentra dans le territoire des Massyles où on le croyait mort ; il réussit immédiatement à réunir des soldats et à reconquérir le règne de son père.

Massinissa affronta alors Syphax ; il se posta entre Cirta et Hippona. Syphax lui opposa une grande armée sous les ordres de son fils Vermina qui l’emporta sur les forces de Massinissa.

Tite-Live poursuit :

Massinissa fuyait en changeant sans cesse de direction devant Vermina qui le poursuivait, l’obligeant enfin à renoncer, fatigué et découragé, à la poursuite. Il gagna la petite Syrte avec soixante cavaliers. Là, se rendant compte d’avoir tenté à plusieurs reprises de reconquérir le royaume de son père, il se fixa entre les Emporia carthaginois et la population des Garamantes, où il demeura jusqu’à l’arrivée en Afrique de Caius Laelius et de la flotte romaine.

Ces vicissitudes complexes nous montrent que par deux fois Massinissa est exilé de son royaume massyle en territoire carthaginois.

Dans sa reconstruction topographique des lieux de l’exil et du combat de Massinissa contre Bucar et, ensuite, contre Vermina, Charles Tissot  a situé le mons Bellus dans le secteur méridional du Cap Bon ; il part de la description de Tite-Live qui parle explicitement de territoire des Carthaginois et qui mentionne les plaines de Clupea, identifiée avec l’actuelle Kelibia, à la pointe nord-est du Cap Bon et non pas avec une cité non attestée de la Numidie portant le même nom du poléonyme latin Clupea; dans le cas de la cité du Cap Bon, Clupea est calqué sur le grec Aspis, determiné par une fondation du tyran de Syracuse Agathocle. Les réserves émises sur cette reconstruction de Stéphane Gsell[1], lequel fait l’hypothèse que l’entreprise de Massinissa se serait déroulée en Algérie nord-orientale ou en Tunisie nord-occidentale, ne paraissent pas solides si l’on tient compte que l’amnis ingens franchi par Massinissa pourrait être l’oued Méliane, à la base du Cap Bon, et que pendant son second exil, Massinissa, poursuivi par Vermina, se tourne vers le territoire de la Petite Syrte et vers les Emporia des Carthaginois et attend anxieusement de rencontrer Caius Laelius, pour revenir dans son royaume grâce à son alliance avec les Romains, alliance qu’il avait déjà recherchée lors de son séjour avec les Puniques en Ibérie.

3. Le premier récit du rapport de Massinissa avec les emporia africains nous conduit à nous interroger à propos de cette organisation territoriale punique, qui sera enfin acquise de façon victorieuse par Massinissa en 193 av. J.-C.

Le texte de Thucydide constitue le point de départ de notre analyse. Ce texte représente la mention la plus ancienne d’un emporion (Néapolis, sur le versant sud du Cap Bon) de l’Afrique Punique, à propos de l’arrivée à Syracuse des renforts attendus par Gylippos.

[1] Mais Gylippos était venu avec une autre grande armée réunie en Sicile et avec les hoplites qui, au printemps lui avaient été envoyés du Péloponnèse à bord des navires marchands et qui étaient arrivés à Sélinonte par la Libye. [2] Le vent les avait poussés en Libye, les Cyrénéens leur avaient ensuite fourni deux trirèmes et des guides pour la navigation ; dans leur voyage le long de la côte, ils s’étaient alliés avec les Evespérites, assiégés par les Libyens, et après la défaite de ces derniers, ils avaient longé la côte jusqu’à Néapolis, comptoir carthaginois, d’où le trajet pour la Sicile était le plus court, à savoir deux jours et une nuit de voyage ; de là, ils avaient traversé la mer et avaient atteint Sélinonte.

Cette Néa pólis Karchedoniakòn empórion doit être considérée, plus précisément, comme une ville dotée d’un emporion carthaginois, c’est-à-dire d’une structure d’échange organisée par Carthage, auquel pouvaient accéder les différentes composantes du commerce méditerranéen.

Nous croyons que cette Neapolis du Cap Bon fut probablement le plus important emporion des Carthaginois.

L’Université de Sassari avec l’Institut National du Patrimoine de Tunis depuis 2010 conduit à Neapolis des fouilles archéologiques qui ont révélé que la ville est pour un tiers de son extension submergée par la mer.

Les prospections de la cité engloutie de Neapolis, s’étendant entre les deux oued es Sghir et Souhil,  ont documenté une concentration exceptionnelle des installations de salaisons romaines impériales, avec de nombreux bassins en opus figlinum encore en place, dans la zone entre le siège de la Protection civile de Nabeul  et le Club Med. A l’est de cette zone, nous avons à la place de nombreux vestiges de bâtiments d’autres fonctionnalités.

La surface submergée qui s’étend sur environ 800 mètres de long dans le sens OSO / ENE et sur environ 200 mètres de largeur, avec une extension théorique de 16 hectares.

La Neapolis submergée révèle l’importance exceptionnelle des sauces de poisson et garum salés pour l’économie de la ville: les zones industrielles liées à la transformation des produits de la pêche consacrent à l’état de nos connaissances la Neapolis de l’Afrique comme le premier centre de la pêche dans le monde romain, beaucoup plus vaste que le quartier de garum de Lixus, qui documente une capacité d’un million de litres de ses réservoirs.

Revenons aux emporia des Carthaginois.

Avant 509 av. J.-C., Carthage avait étendu ses domaines territoriaux en Libye comprenant même la chora carthaginoise (la Zeugitane), la bande côtière orientale de la Tunisie, correspondant à la Byssátis (le Byzacium), et le territoire katà ten mikràn Súrtin appelé Empória à cause de la prospérité des lieux et caractérisé par les échanges.

Le premier traité entre Rome et Carthage de 509 av. J.-C. interdit probablement les empória du Byzacium et de la Petite Syrte aux Romains. C’est ce qu’affirme Polybe, bien que ces empória fassent probablement partie des formes de commerce administré, indiqué dans le premier traité pour la Sardaigne, la Lybie et la Sicile occidentale, probablement au profit des grecs siciliotes:

[8] Pour ceux qui viennent pour le commerce, aucun contrat n’a de valeur si ce n’est en présence d’un crieur public ou d’un secrétaire, [9] et le prix de tout ce qui sera vendu en présence de ces derniers, sera garanti au vendeur grâce à une garantie publique si la vente a lieu en Libye ou en Sardaigne.

D’un côté, les fonctionnaires de Carthage – kerukes « crieurs publics » et grammateîs « scribes » – administraient l’échange « international » et de l’autre ils offraient des garanties publiques aux étrangers. Bien entendu, la métropole africaine ne devait disposer de ses fonctionnaires que dans des empória préétablis faisant fonction de grands ports de redistribution.

Le célèbre logos d’Hérodote sur Gélon est une preuve ultérieure de l’attention de Carthage pour le commerce « international ». Gélon, tyran de Syracuse, reproche à l’ambassadeur spartiate Siagros, qui avait gagné la Sicile avec les Athéniens pour solliciter l’alliance de Gélon contre les Perses, de n’avoir  reçu aucune collaboration de la part des Ellenes alors que, à lui seul, il avait libéré des Carthaginois ces emporia … dont les Ellenes et notamment les Lacédémoniens avaient tiré grand profit. Le problème de l’interprétation de ce passage d’Hérodote est dû à la définition topographique de ces emporia que les Ellenes et les Karchedóni revendiquaient. La meilleure solution serait celle qui fait l’hypothèse d’un front de guerre des Grecs et des Carthaginois qui «s’étend de la Sicile jusqu’à la côte de la Syrte>> les empória pouvaient effectivement se situer, correspondant dans ce cas précisément aux Empória katà ten mikràn Súrtin, du texte de Polybe cité plus haut, dont la gestion était disputée entre les Ellenes et les Karchedónioi.

René Rebuffat a abordé, dans un article clairvoyant, le problème de la position des emporia africains qu’il situe aux environs des Syrtes s’étendant au nord jusqu’à Hadrumetum.

Rebuffat a cherché un nom punique indiquant le lieu du marché, correspondant à l’arabe souk et se distinguant de l’agglomération entourée de murs comme le Gadir sémitique. Le lexème Emporia étant grec, la question est en réalité de savoir quel était son correspondant punique. Soulignons que le toponyme (grec lui aussi) associé aux nombreux emporia de Syrte (mais aussi du Byzacium et du Cap Bon) est Neapolis.

Les Grecs traduisaient probablement par le toponyme Neapolis un terme punique distinct de QRT HDST ; cette possibilité est confirmée par la correspondance de Neapolis avec l’un des centres de la Libye appelé MQM HDS: il s’agit de Macomades minores, rebaptisée dans la période de l’antiquité tardive Iunci, actuellement Younga dans le golfe de Gabès, indiquée comme Neápolis   dans le Stadiasmus Maris Magni, le portulan de la Méditerranée rédigé au milieu du Ier siècle apr. J.-C., et qui est arrivé jusqu’à nous incomplet.

Le grec Néa pólis calqué sur MQMHDS devrait remonter au moins au IVe siècle et peut-être même à l’époque archaîque si nous acceptons l’intégration par C. Müller et A. Peretti d’un passage du Périple de Scylax relatif au périple entre Gigthis et la localité au nom perdu dans le texte, située à un jour de navigation, en face d’une île déserte (nesos …ereme), certainement l’île Kneiss en face de Macomades Minores-Iunci.

Différents auteurs relèvent une seconde Macomades-Maiores dans le golfe de la grande Syrte, à l’est de  Lepcis Magna. Enfin, la troisième Macomades africaine est attestée en Numidie, sur la voie intérieure allant de Théveste à Cirta.

La Sardaigne punique documente elle aussi, grâce à la toponymie, jusqu’à quatre Macomades, situées respectivement sur le territoire de Bosa et, aux limites de l’ensemble montagneux central où résident les populi indigènes,  à Nuoro, Nureci et Gesico.

Si MQM, statif d’une racine qwm, indique traditionnellement « lieu », « lieu sacré » et «tombeau», Giovanni Garbini a récemment proposé, de façon pertinente, pour le toponyme MQM HDS le sens, plus convaincant, de «nouveau marché». Il s’agirait en fait de la détermination juridique d’un lieu équipé pour les échanges, un Karchedoniakòn empórion, traduit Néa pólis pour les emporoi grecs et introduit dans les périples de l’antiquité.

En acceptant cette interprétation, nous pourrions également justifier la dénomination Neápolis attribuée à diverses cités portuaires de la Libye punique, sans aucun doute Léptis megále (Lepcis Magna) et Abrótonon (Sabratha)[2], mais peut-être aussi mikrà Léptis (Leptis minus).

Il s’agirait du MQM HDS carthaginois, le Karchedoniakòn empórion, érigé juridiquement sur les lieux des anciennes installations phéniciennes (c’est le cas de Lepcis Magna, définie comme Néa pólis par le Périple de Scylax) ou instituée ex novo.

C’est sous cette même clé de lecture que devrait être comprise l’allusion de Diodore à une Néa pólis située à proximité de l’ancienne Carthage, robablement la colline de Byrsa.

Dans cette Néa pólis, le carthaginois Bomilcar passa en revue sa propre armée et se proclama tyran ; ayant ensuite divisé ses soldats en cinq groupes, il se dirigea vers la place du marché (agorá), où les Carthaginois loyalistes, en lançant des projectiles, contraignirent les insurgés à se retirer à nouveau, par des ruelles, dans la Néa pólis. Cette Néa pólis pourrait donc être elle aussi le quartier, avec des espaces extérieurs non-construits, du MQM HDS, l’empórion de Carthage, qui culminait dans l’agorá.

Notre argumentation nous conduirait à penser que les différentes Néai póleis de la Libúe correspondaient à l’organisation dans chacune d’elles d’un Karchedoniakòn empórion, c’est-à-dire d’un MQM HDS, doté de kerykes et de grammateîs, destinés à administrer le commerce de l’emporion avec les étrangers, parmi lesquels les Grecs qui traduisaient immanquablement par Néa pólis cette structure d’échange organisée par les Carthaginois. Le MQM HDS fut également créé dans les zones de l’intérieur, aussi bien en Afrique qu’en Sardaigne, où avaient lieu les échanges entre les communautés indigènes et les Carthaginois.

4. L’entente de Massinissa avec Laelius et, à la suite du débarquement en Afrique de Scipion, avec  ce dernier, conduisit Massinissa à la reconquête du royaume des Massyles et, après la capture de Syphax, à l’annexion du royaume des Masseasyles situé plus à l’est.

Le rôle de Massinissa et de sa célèbre cavalerie dans les batailles romaines en Afrique, et surtout dans l’affrontement  final de Zama entre Hannibal et Scipion, justifie le traitement que Scipion d’abord et le Sénat romain ensuite réservèrent au souverain numide.

Ce qui nous intéresse ici c’est l’expansion militaire progressive de Massinissa vers l’Est aux dépens de la république carthaginoise, sur la base d’une clause du Traité entre Rome et Carthage de 201 av. J.-C., qui mit fin à la seconde guerre punique.

Polybe affirme:

(Les Carthaginois) devaient rendre à Massinissa les maisons, les territoires, les villes et tout objet lui ayant appartenu ou ayant appartenu à ses ancêtres dans les limites qui leur auraient été indiquées.

 

En 193 av. J.-C., Massinissa pensa qu’il pouvait profiter des difficultés intérieures de Carthage qui était secouée par des troubles,  huit ans après le traité de Rome de 201.

L’augmentation de la production céréalière des terres intérieures du vaste royaume de Massinissa contraignait celui-ci à chercher des débouchés vers la mer, débouchés que l’actuel littoral algérien n’assurait pas, tout comme les anciens emporia carthaginois de la côte orientale de la Tunisie et de la côte septentrionale de la Tripolitaine.

Le roi commença à dévaster tout le territoire carthaginois qui donnait sur la mer, obligeant certaines des villes tributaires de Carthage à lui payer tribut.

Tite-Live précise que le nom de cette région est Emporia, la petite Syrte et un arrière-pays fertile. Selon l’historien patavin, cette région ne comprenait qu’une ville, Leptis (c’est-à-dire Lepcis Magna) qui payait à Carthage un tribut d’un talent par jour.

Massinissa avait rendu le territoire des emporia si peu sûr que la distinction entre  le territoire appartenant au royaume de Numidie et les terres carthaginoises n’était plus possible.

Carthage envoya des ambassadeurs à Rome pour protester contre les usurpations de Massinissa, en avançant toute une série de raisons juridiques auxquelles les envoyés numides répondirent :

Ce territoire avait les limites fixées par Scipion après sa victoire lors la délimitation des possessions carthaginoises. Massinissa a dû lui-même reconnaître ces limites quand, poursuivant Aphther en fuite avec une partie des Numides vers Cyrène, il demanda aux Carthaginois de pouvoir traverser leur territoire, leur reconnaissant ainsi le droit de le posséder.

Les Numides les accusaient de ne pas dire la vérité à propos des limites fixées par Scipion. Mais si l’on voulait réellement remonter à l’origine de ce droit, quel territoire en Afrique pouvait-on dire qu’il appartenait vraiment aux Carthaginois ? À leurs ancêtres, il fut permis de construire une ville dans un espace correspondant à une aire délimitée par une peau de bœuf coupée en lanières : ce qu’ils ont pu occuper en dehors de cet espace, c’est-à-dire en dehors de Byrsa, ils l’avaient conquis par la violence et l’illégalité.

Un excerptum de Polybe documente l’occupation des emporia carthaginois par Massinissa mais, à propos de l’attentisme de la commission envoyée en Afrique par le Sénat et constituée, d’après le récit de Tite-Live, par P. Cornelius Scipio, C. Cornelius Cethegus et M. Minucius Rufus, il affirme avec détermination  que la décision des trois arbitres fut favorable à Massinissa :

En vertu des réponses données à cette occasion, en fin de compte, non seulement les Carthaginois subirent la perte des villes et de la région (des emporia) mais ils durent aussi payer cinq cents talents en guise d’indemnité pour la période du temps qu’avait duré le conflit.

Lorsque la troisième guerre punique éclata, les ambassadeurs de Carthage, convoqués par les consuls, avec 300 enfants à amener à Rome en otages, se souvinrent de la perfidie de Massinissa qui avait enlevé à Carthage d’autres territoires autour d’ Emporion.

Après la destruction de Carthage en 146 av. J.-C.,  l’acte de création de la Province d’Africa laissa les emporia au royaume numide (élément dynamique et fondamental de la politique commerciale et urbaine de Massinissa et de ses successeurs).

5. Massinissa revivra, chez Salluste, à travers son petit-fils Jugurtha, champion de la liberté contre l’occupation romaine, défenseur d’une Numidie numide : dès son adolescence il était plein de vigueur, pollens viribus, il avait un aspect plaisant, decora facie, mais surtout un esprit solide, sed multo maxume ingenio validus; un tempérament actif et une intelligence fine, inpigro atque acri ingenio, il ne se laissait corrompre ni par les plaisirs ni par l’oisiveté, non se luxu neque inertiae conrumpendum dedit; mais, selon la coutume du peuple des Numides, il montait à cheval, s’exerçait à lancer le javelot, rivalisait dans la course avec ses amis, se consacrait à la pratique aristocratique de la chasse au lion, et bien que sa renommée fût supérieure à celle des autres, il était aimé de tous.

Salluste énumère les qualités personnelles du prince numide et suit avec admiration son éducation : Jugurtha, qui fut d’abord marginalisé à la cour atteignit ensuite une position prestigieuse, qui indiquait qu’il était un chef charismatique, un protagoniste, destiné à régner, grâce à l’exercice de la virtus et à l’application jointe à la modération ; on le reconnaissait comme étant au centre du système politique et culturel du royaume de Numidie.

Elevé à Carthage mais profondément berbère, Massinissa était lui aussi présenté par Tite-Live avec les mêmes qualités : il n’existait pas dans toute la Numidie de cavalier plus courageux, personne ne résistait mieux que lui aux fatigues et aux longues chevauchés dans le désert sans manger ni boire. Sa générosité pour les siens était illimitée, mais il était impitoyable avec les traîtres ; il ne se décourageait pas face aux échecs, il gardait toujours l’espoir pour l’avenir et, dès que possible, il recommençait la lutte.

Massinissa et Jugurtha sont vraiment tous les deux à la base de l’idée d’indépendance du peuple numide.